[Rubrique culturelle : « Belfast, une vision poétique du conflit nord irlandais au cinéma » ]

Comment les enfants perçoivent ils la guerre ? C’est une question à laquelle se propose de répondre Belfast, le nouveau film réalisé par Kenneth Branagh, disponible dans les salles françaises depuis le 2 mars. Ce récit autobiographique, inspiré de la propre enfance du réalisateur en Irlande du Nord, suit les pas de Buddy et de sa famille à la fin des années 1960 lorsqu’éclatent les premiers heurts violents entre les factions protestantes et catholiques à Belfast.

Malgré ce que le synopsis laisse présager, les amateurs de drames historiques risquent d’être déçus dans la mesure où, paradoxalement, le conflit nord-irlandais n’est pas le coeur de l’intrigue. Le conflit n’est présent que par intermittence et conté à travers des scènes parcellaires, manière dont il est perçu à travers des yeux d’enfants. En conséquence, les scènes de violence – qui ne sont pas épargnées au spectateur malgré tout – alternent avec les scènes simples d’une vie d’enfant. Ce film pioche dans le registre du comique, du poétique et du dramatique sans s’inscrire dans un genre spécifique pour autant.

Belfast s’assimile à une pièce de théâtre. Tout d’abord, l’intrigue se déroule dans les seules limites du quartier barricadé où vivent Buddy et sa famille. Les barricades, censées protéger « l’intérieur » (le quartier) de « l’extérieur » (la ville), sont vaines : elles échouent à limiter la circulation des idées et la mobilisation de groupes violents dans ce même quartier. En dépit de ce cadre anxiogène et oppressant, les limites du quartier représentent néanmoins pour Buddy une véritable zone de confort ; celle d’un lieu où se mêlent des attaches affectives et sociales. Par ailleurs, le nombre réduit de personnages renforce l’illusion théâtrale. Il faut noter à cette occasion la très belle distribution du film notamment marquée par la présence de Judi Dench (la grand-mère), Jamie Dornan (le père) ou encore de Caitriona Balfe (la mère). Le spectateur est immergé dans ce cadre familial chaleureux qu’il pourrait croire sien.

Malgré tout, cela serait une erreur de réduire Belfast à une unique mise en scène théâtrale. Plan-séquence, gros plans, choix intéressant du noir et blanc, éléments géométriques dans la composition de l’image, références et détails, etc. : le film présente une multitude d’effets cinématographiques maniés avec justesse sans toutefois s’apparenter à une démonstration d’une heure et demie de la maîtrise de ces procédés. Le film conserve de manière troublante toute sa sincérité, sa simplicité et son authenticité. 

Ce film est marquant et interroge dans les thèmes qu’il aborde. Bien que dans le cadre du film le conflit nord-irlandais soit appréhendé à travers les yeux d’un enfant, il est possible de faire un parallèle avec notre propre perception d’évènements contemporains (pouvant être qualifiés « d’historiques ») qui ne peuvent être compris et ressentis que de manière imparfaite même à l’âge adulte. À l’image de Buddy, nous vivons les évènements en tant qu’acteurs impliqués dans une double logique : celle de l’Histoire et de notre propre histoire. Cela interroge également sur nos attaches familiales, sociales et matérielles et sur la manière dont un conflit peut nous contraindre à faire un choix entre celles-ci et notre propre sécurité. Enfin, ce film invite à ne pas omettre les réalités du monde extérieur sans toutefois renoncer à voir la vie de manière simple et poétique ; en somme à voir la vie à travers des yeux d’enfant.

Pour les cinéphiles amateurs de belles images, les curieux à la recherche de déroutantes surprises et les rêveurs en quête de poésie et de retour en enfance : allez le voir de bon cœur ! 

Cet article n’engage que son autrice.

Camille Lecerf

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[Portraits de personnalités inspirantes : Annie Ernaux – Penser le présent]

« L’habitude de vivre au milieu du monde, il y a le café et l’épicerie, deux petites chambres, mais il y a toujours le bruit des criants. » Annie Ernaux, naît Annie Duchesne en 1940 en Normandie. Ses parents d’origine ouvrière, deviennent commerçants et possèdent alors un café épicerie. Par son parcours universitaire en lettres, l’autrice rompt avec son milieu populaire d’origine ; c’est cette rupture et sa condition de transfuge de classe qui seront la véritable matrice de son œuvre. Après avoir terminé le lycée, premier contact avec des milieux sociaux plus bourgeois, elle fera ses études à l’université de Rouen puis de Bordeaux et deviendra agrégée de lettres modernes en 1971. Elle est ensuite enseignante de français au lycée avant d’intégrer le Centre national d’enseignement à distance (CNED). Elle réside aujourd’hui dans une ville nouvelle, Cergy, qu’elle décrit comme une espèce de no man’s land qui ne rappelle rien du passé. 

 « J’ai changé de monde, je le ressens toujours. »

« Tous les gens de Cergy viennent de partout, c’est une population sans racines. Une population qui n’a pas les mêmes strates de domination que dans les villes anciennes. »

Cette résidence, dans un lieu socialement neutre, est à la fois significatif et en opposition vis à vis de son œuvre qui par son caractère autobiographique et sociologique, accorde une place prédominante au passé, à la notion de souvenir et à la réflexion autour des différents milieux sociaux que l’autrice traverse au cours de sa vie. 

Annie Ernaux marquera la littérature de par son hyperréalisme, traçant un véritable récit collectif de la condition de femme transfuge. De fait, son œuvre, majoritairement autobiographique, est considérée comme étroitement liée à la sociologie. Lorsqu’Annie Ernaux fait son entrée en littérature en publiant Les Armoires vides en 1974, récit de sa déchirure sociale, le terme de transfuge de classe n’existait pas ; seuls Les héritiers et la Reproduction traitaient des différences de classes. Les héritiers (1964), est une enquête sociologique de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qui théorise pour la première fois comment l’école peut être un lieu de reproduction des inégalités sociales en démontrant les différences en matière de compétence sociales et culturelle des étudiants que l’école méconnaît en les traitant comme égaux scolairement ; selon les sociologues, « l’absence de don » scolaire des enfants issus de milieux populaires serait le résultat en réalité d’une socialisation différenciée du fait de leurs milieux sociaux. La reproduction (1970) des mêmes auteurs vient affirmer la notion de violence symbolique, c’est-à-dire l’intériorisation des normes par des individus, dont ils n’ont pas nécessairement conscience, qui sont liées à leur milieu social et qui les conditionnent. 

Les Armoires vides traitent ainsi d’une impression, celle « d’être coupé en deux » que l’autrice ne peut nommer, à travers l’histoire de son passage du lycée à la faculté, et celle de son amour avec un garçon issu de la bourgeoisie. C’est seulement en 1985 qu’elle découvrira le terme décrivant sa condition, celle de transfuge de classe. À cette notion est alors attachée une forme de trahison ; celle de laisser derrière soi une certaine misère en étant emportée vers des milieux non seulement plus riches matériellement, mais avec des codes sociaux et des manières de faire différentes, renforçant de fait la rupture avec le milieu d’origine. « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours lorsqu’on a trahi » selon Genet. C’est sur cette trahison que porte l’écriture « auto-socio biographique » d’Annie Ernaux, qui décrit de facto cette séparation dans les premières pages de La Place en 1983, récit de la prise de conscience du gouffre qui s’est creusé entre elle et son père, fidèle à sa condition paysanne et éloigné de la lecture, pour lequel elle obtiendra le Prix Renaudot en 1984. Il y a l’époque de l’enfance heureuse, de l’adéquation ou elle n’a pas encore de regard extérieur sur ses parents, regard venu de l’école et de la bourgeoisie, elle reste « dans le même ordre du monde ». À l’adolescence, par ses professeurs, par ses camarades naît alors ce regard « venu du dehors » qu’elle décrira plus précisément dans son roman La Honte (1997). 

« Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. (…) Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé. » 

C’est à cette difficulté de trouver « sa place », tandis que son père demeure « condamné à rester » à la sienne que le titre du récit fait référence. Cette « double condamnation » et le sentiment croissant de l’écart entre son milieu d’origine et celui du monde littéraire et bourgeois, la croissance des différences matérielles et de capitaux culturels entre elle et ses propres parents, poussent l’autrice à refuser le roman, à s’éloigner de la littérature qu’elle se destine pourtant à enseigner. Elle se décrira alors comme «immigrée de l’intérieur ».

« Ce que Bourdieu appel la misère du monde, cela restera pour moi quelque d’ineffaçable, qui fait partie de moi.  C’est important pour moi d’écrire certaines choses, d’aller vers la réalité et de ne pas inventer. Dans les engagements politiques, ce qui importe c’est ça, d’avoir vécu parmi ceux qui étaient dans une pauvreté plus générale. »

Malgré la désignation de récit « auto-socio biographique » Annie Ernaux garde une distance ambiguë avec les composantes du terme, sur la notion de l’autobiographie d’abord déclarant de fait son désir de ne pas écrire pour elle seule, dans une forme d’individualisme ; « (Le désir d’écriture) c’est un désir qui part de moi, qui n’est pas imaginaire, mais sachant très bien que je ne vais pas écrire simplement sur ce qui m’arrive, mais l’écrire de façon à le situer de manière générale. Je vis de façon individuelle, mais je veux l’écrire de manière collective. Je ne suis pas unique. Le mot auto est un peu gênant. » Et vis-à-vis de la sociologie « Je ne suis pas une écrivaine sociologique ». 

Les Années, publié en 2008, est une sorte de fresque de sa vie, allant des années 1940 à sa date de publication, parsemée de photographie de l’écrivaine. Le récit commence par « Toutes les images disparaîtront. » L’autrice raconte que cette phrase lui est venue en 1985, alors qu’elle n’avait pas encore le projet de ce livre. L’image à l’origine de cette phrase est un trajet en RER, et la vision d’un jeune garçon « moi à la même époque. j’avais un grand adolescent et un autre, des jeunes gens, et ce petit garçon était le temps, la fuite du temps, et ce qui était brusquement la sensation très forte du temps de sa propre vie. Toutes les images disparaîtront, c’est l’idée de la fuite à travers ces images ». Cette notion d’image, et donc de photographie, aura également une place importante dans son œuvre ; dans les Années, elle décrit son usage comme historique, comme une preuve du passé et d’une réalité à interroger, à déchiffrer. Dans Une femme, publié en 1987, elle justifie l’usage de la photo comme une manière de saisir l’insaisissable du plaisir amoureux avec par exemple les photos de lits ou de vêtements « les vêtements qui forment un tableau que l’on ne peut garder ». 

L’autrice posera également à travers sa réflexion sociologique la question de sa condition de femme, notamment dans La Femme gelée, son troisième roman publié en 1981 qui retrace une partie de sa vie en se concentrant sur son histoire de femme des années 1960, du combat collectif des femmes françaises de cette époque et de l’idée de domination masculine. Après son parcours de lycéenne, elle dira que « La vie de femme commencera ensuite, dans le système du genre. » « L’indignité de mes désirs n’est pas une question que je me suis posée en cet instant, pas plus que lors de l’écriture, et c’est de cette absence qu’on voit le mieux la vérité. » Elle a alors lu Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, et la décrit comme une écrivaine ayant toujours voulu regarder les choses de façon directe.  « À la fin des années 50, Le Deuxième sexe, tout son propos va à l’encontre de ce qui existe. » Tandis que La Femme gelée est déjà un ouvrage majeur du féminisme, elle publie en 2000, L’évènement, qui traite de l’avortement. Quatre ans après la légalisation de la pilule, et douze ans avant la Loi Weil qui légalisera l’interruption volontaire de grosses en 1975, Annie Ernaux confie être tombée enceinte en 1963 et décrit alors sa volonté d’avorter à tout prix. « Comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit ».  Son œuvre est adaptée en 2020 au cinéma par Audrey Diwan. 

Annie Ernaux est en somme une figure de la femme transfuge, qui de par l’hyperréalisme de son écriture amène une véritable profondeur sociologique sur sa propre vie, conférant à son récit une portée collective permettant à chacun de nourrir ses propres réflexion personnels. 

Eloise Frye de Lassalle

Cet article n’engage que son auteure

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« Exposition Paris-Athènes au Musée du Louvre »

L’exposition Paris Athènes au musée du Louvre se tient du 30 septembre 2021 jusqu’au 7 février 2022. Elle est ainsi mise en place à l’occasion du bicentenaire de la révolution grecque en 1821 qui, petit rappel historique, a permis à la Grèce, vivement soutenue par la puissance européenne, à faire reconnaître son indépendance par l’Empire Ottoman. Ainsi nous retrouvons l’influence allemande et française notamment dans un certain nombre d’œuvres grecques, empreintes des mouvements artistiques néoclassiques d’Europe de l’Ouest. L’exposition retrace une période plus vaste marquée de conflits géopolitiques, de la naissance de la Grèce moderne de 1675 à 1919. L’exposition nous plonge dans un voyage entre Paris et Athènes en nous faisant parvenir l’héritage d’un mélange de culture grecque et européenne.

Il est donc possible au travers de cette exposition de comprendre et retracer l’origine de l’inspiration grecque qui a poussé de nombreux artistes et intellectuels à la création à travers toute l’Europe. L’exposition mêlant développement de l’État grec moderne et histoire archéologique de cette région est magnifiquement présentée dans le hall Napoléon du musée du Louvre au travers d’un parcours chronologique détaillé. Ainsi sont présentées au public sculptures, tenues traditionnelles et peintures qui sauront ravir les passionnés d’histoire de l’art et les curieux intrigués par la découverte de trésors artistiques souvent méconnus légués par cette période.

L’exposition est encore visible pour trois jours, dépêchez-vous !

Un article de Lili M’rabet

Cet article n’engage que son autrice.

Source :

Expo Paris-Athènes au Musée du Louvre | Réservation de Billet | Expo Paris 2022

Paris – Athènes (louvre.fr)

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